Lauréat 2022

L’ORDINAIRE D’UNE FÉE
Texte original signé par Philippe Aubert de Molay.

Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2022

Thème imposé : Le Théâtre

Le monde est plein de choses claires que personne ne remarque jamais.
Le Chien des Baskerville, Arthur Conan Doyle (1902)

Acte 1

Elle ne se visite pas. Un peu partout, des panonceaux à demi effacés Danger Private Property keep out. Délabrement. Large façade de brique rouge, portes murées, fenêtres cloutées de planches de bois usées. À l’étage et plus haut encore en sous-toit, vitres cassées. Dans la chaleur d’août ou les brumes de décembre, c’est ici la demeure d’un hibou grand-duc paraît-il. Tuiles cassées. Végétation envahissante. Un figuier pousse sur le perron, éployant ses branches défeuillées au dehors de l’auvent, vers le peu de soleil, vers la vie. Ce silence. En cette fin d’automne, la grande maison de maître semble endormie, comme assoupie de ce mauvais sommeil sans rêve assommant parfois les malades.

Crowborough est une ville du district de Wealden, dans le Sussex de l’est, en Angleterre. Elle est située dans le Weald, non loin de la forêt d’Ashdown et compte 19 794 habitants d’après le dernier recensement de 2009. Aujourd’hui, près de quinze années plus tard, cela doit être à peu près la même chose.

À l’arrière de la maison, c’est le grand parc. Hautes herbes paralysées sous la lumière grisette, bassin empli d’eau sombre où reposent nénuphars et roseaux. Une grenouille est morte là, dans un éboulis de margelle, son tout petit tas d’ossements avec les bras en croix. Plus loin, un kiosque ruiné. Comme on les construisait autrefois, un abri élégant et joyeux avec son chapeau chinois et ses tuiles vernissées multicolores, désormais envolées ou décolorées. Lorsque de confortables fauteuils en fer forgé munis de gros coussins aux motifs fleuris passaient la belle saison ici, que se racontaient les gens d’alors au clair de lune ? On connaît que le maître des lieux prenait plaisir à réciter Shakespeare, surtout La Tempête, sa chère Tempête : « L’enfer est vide, tous les démons sont ici ». Un dramaturge aujourd‘hui délaissé, également, Henry Taylor, « Car aucune sirène n’a jamais charmé l’oreille de celui qui écoute, comme l’oreille attentive a charmé l’âme de la sirène » (L’homme d’État, 1836). J’aperçois quelques clématites pelotonnées contre un vieux mur, obstinées dormeuses racontant une époque heureuse. D’un âge formidable, des rosiers publient leurs hâves pétales, presque transparents, comme un mémorial. Par-là, des vestiges d’hortensias bleus. Ici, la droite laisse sa place à la courbe : jardin anglais. Au loin, on voit ces grands seigneurs séniles que sont les chênes, les platanes et les cèdres. Mais également là-bas du houx, des noisetiers en tenue d’hiver. La beauté nue d’un décor.

C’est ici, dans sa maison aujourd’hui désolée de Crowborough que Sir Arthur Conan Doyle est mort, âgé de 71 ans, d’une attaque cardiaque le 7 juillet 1930, peu avant midi selon certaines sources. Il s’apprêtait à sortir et, porte ouverte sur le parc, on l’a retrouvé au sol. D’après la presse de l’époque, ses derniers mots ont été adressés à son épouse : « Tu es merveilleuse ».

Acte 2

Ce qui m’amène visiter ces ruines, c’est – comment dire ? – l’intuition ? le désir ? l’assurance ? d’étoffer mon projet ; pour le coudre de fil blanc à ce qui arrivera comme disait le docteur Watson il me semble. Intuition, désir, assurance, oui. Obsession également. Toute besogne artistique (j’aime bien parler « d’expédition ») est obsessionnelle à mes yeux. Le jour, la nuit, y penser sans discontinuer. Être avec des gens, les écouter, leur sourire, faire et dire ce que l’on attend de nous, mais avoir l’esprit et le cœur auprès d’absents, de personnes souvent mortes et qui comptent parfois plus que les vivants. Moi, c’est Arthur Conan Doyle qui me tracasse. Un envoûtement. Au moment même où je vous parle, il est là pour ainsi dire, pas loin, sa grande silhouette d’armoire à glace, cette grosse moustache tombante, ses yeux avec plus rien dedans – on dirait l’eau mélancolique du bassin de son parc. Arthur. Il squatte tout mon esprit car je tente d’écrire une pièce de théâtre sur lui. Non pas sur ce qui fit sa gloire, Sherlock Holmes et toutes ces enquêtes rondement menées mais plutôt sur sa passion singulière et têtue pour les fées. Elles existaient d’après lui. Elles étaient parmi nous. Il y croyait.

D’après d’éminents elficologues, une petite centaine de fées survivraient en France. Les îles britanniques compteraient moitié moins de ces créatures discrètes. Médiévalement elles étaient quatre millions selon les spécialistes. Début XVIIe siècle, la fée disparaît de Bourgogne, Lorraine, Savoie. Fin XIXe siècle, elle s’éteint en Auvergne, Provence et Corse. Elle mène un combat d’arrière-garde aux Antilles, dans le Jura, dans les Alpes (une fée tuée en 1906 dans les roseaux du lac du Bourget). Dans les Pyrénées, la dernière capture authentifiée date de 1888, un cirque allemand a acheté cette petite vouivre timide et elle est morte en 1891 à Wroclaw, Silésie, Pologne lors d’une dernière tentative d’évasion. Bien que scientifique de formation (il était médecin), Arthur croyait dur comme fer à ces témoignages. Pour ceux que ça intéresse, il a même écrit en 1922 un livre sur le sujet.

Vide depuis si longtemps et avec ses deux soucoupes en faïence pervenche éteinte, voici une volière à paons. Les soucoupes : la vastitude du ciel blême dans ce tout petit peu de pluie moisie.

Et là, à demi arrimée à la branche éreintée d’un vieux pommier, c’est une balancelle brûlée de rouille. Arthur je te cherche. Ici c’était ta maison, ça m’a coûté un peu cher pour venir traîner dans ce délabrement mais je voulais voir de mes yeux voir. Pour pouvoir imaginer un décor pour ma pièce de théâtre – notre pièce devrais-je dire car tu es aussi concerné que moi. Et tes chères associées les fées, crois-tu que tu pourrais m’arranger un rendez-vous ? Déglinguées, la volière à paons et la balancelle, ce serait pas mal non sur une scène avec un fond silhouetté d’arbres funèbres ?

Le théâtre ? C’est vivre ce monde. C’est s’y trouver. C’est utiliser le verbe théâtrer. Pratiquer ce verbe inventé me donne le sentiment de m’approcher de la scène. Genre : déjà à huit ans, je théâtrais les fées / Cher sir Arthur Conan Doyle, vous théâtrerez encore prodigieusement dans cent ans / Ô que nous théâtrassions encore !

« Théâtrer »
s’avère un verbe formellement laid de sonorité mais bon
j’aime
bien
quand
même.

Acte 3

Sous le vent de décembre, c’est comme une féérie ce remue-ménage de feuilles mortes, ça volète de partout. J’ai bien fait de venir. Cette errance chez Arthur me comble. M’emplit de théâtre (« ras la gueule » dixit une comédienne délurée de mes amies !). Grandes fougères d’une gravité inouïe, lilas agonisant ; autrefois quelqu’un a composé avec poésie et ferveur ce jardin, Madame Conan Doyle sans doute ? Elle se prénommait Jeannie Elizabeth, je crois. Ce sera l’un de mes personnages.

Je tourne le dos et revient vers la maison dont les briques rouges semblent noires d’ici. Toujours pas d’Arthur, même fantôme. Nulle ombre fugace derrière les fenêtres cassées. Que cette absence. J’en ai les larmes aux yeux. Je ne sais même pas comment le dire : cette demeure est une décharge des insouciances et des rires d’hier. Un tel entassement d’absence, un amoncellement de vide dont je devrai trouver que faire.

Je compte titrer ma pièce L’Ordinaire d’une fée. C’est une très ancienne expression (mentionnée en vieux norrois, vers 700-750) évoquant « l’affairement habituel de ces créatures ». Savoir : secourir arbres et bêtes, chanter sources et rivières, honorer les saisons. Juste être là. Mais aujourd’hui les fées ne s’en sortent plus. Débordées, elles peinent à réconforter lièvres en haillons, pies mendiantes, renards à la rue et autre faune à bout de force. Tout ce béton congédie la plume et le poil. Chassés de chez eux, que des vagabonds aux cœurs brisés ! Et aucun moyen de rejoindre une terra nullus, un pays impeuplé, comme on l’écrivait autrefois sur les cartes de géographie pleines de prometteuses zones blanches. Courage les fées.

Au cœur de ce domaine abandonné, pas même un corbeau indifférent ni qui que ce soit – par exemple un chat du voisinage en baguenaude. Un moineau ou deux ? Juste une énormité de silence et de solitude ; juste l’averse qui drache soudain tapageusement sur ma petite personne, laquelle est émue par un Arthur même pas là, par un surnaturel préférant se cacher car ne connaissant que trop bien nos indélicatesses d’humains. Dans cette désolation, mon âme se sent bien seulette. Alors c’est plus fort que moi, dans le tout petit fredonnement des herbes mortes à mes pieds, voilà que je me mets à danser dites donc ! Comme si l’histoire dont je rêve était soudain écrite, mise en scène, répétée, jouée, applaudie, célébrée. Je danse dans le jardin mourant d’Arthur. Pour peut-être, selon l’ordinaire d’une fée, parvenir à aimer ce monde en ne faisant rien d’autre que d’être là. Oui ne faire rien d’autre que d’être là. J’en ai la conviction à présent, c’est banal de le dire mais c’est exactement cela le théâtre. Rien d’autre que d’être – vraiment – là un moment.

***

1er Prix (1000 euros): « L’ordinaire d’une Fée » (Philippe Aubert de Molay)

2e Prix (500 euros): « Heure exquise » (Elise Arpentinier)

Les 7 textes finalistes:
– « Derrière les remparts » (Julie Russias)
– « Elise » (Baptiste Morvant)
– « La guérite à tout prix » (Gérard Mégret)
– « Heure exquise » (Elise Arpentinier)
– « Les heures vulnérables » (Richard Donini)
– « L’ordinaire d’une fée » (Philippe Aubert de Molay)
– « Le rapt » (Pauline Legrand)

Les membres du Jury 2022:
– Jean-Baptiste Alba (Centre National Jean Jaurès)
– Christine Bernard (coordinatrice des programmes à France Culture)
– Mireille Berton (Enseignante chercheuse à l’Université de Lausanne, Suisse)
– Alexandre Comte (Lauréat du Prix 2021)
– Catherine Djoumi-Narva (Psychothérapeute)
– Antoine Gaudin (Maître de conférences à Paris III Sorbonne Nouvelle)
– Paul Lacoste (metteur en scène et professeur à l’Ensav)
– Latifa Sabri (directrice du Théâtre de Castres)