Lauréat 2017

MAINTENANT
Par Loredana Cabassu

Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2017

Thème: Archéologie

– OÙ SONT LES CORPS ? WHERE ARE THE BODIES ? DOVE SONO I CADAVERI ?

 – Où sont donc les corps ? Where are the bodies ? Dove sono i cadaveri ?

La question se déclinait dans toutes les langues, remuée par des lèvres délavées sous un ciel en larmes. Des gens encapuchonnés, affolés par le déchaînement de la nature, sillonnaient la ville épurée de ses habitants dans l’espoir de les retrouver. Leur fébrilité troublait la tranquillité des murs engourdis, témoins d’autres existences tout aussi remuantes et tapageuses que la fureur de la terre avait réduites au silence. Le délire des pas, leur flux et reflux, recouvrait les pavés glissants d’un vernis de vie.

Brassée par la foule, je consultais la carte défigurée par la pluie. Elle ne me parlait pas, avec son langage labyrinthique de ruelles qui fuyaient, refluaient, déferlaient à tous les vents. Comment m’en sortir ? Depuis ma naissance, je faisais les frais d’une légère tendance à l’errance qui m’emmenait au mauvais endroit au mauvais moment, aussi bien que dans les mauvais bras des faux amoureux. Les chemins du cœur étaient pour moi tout aussi filandreux et confus que les chemins tracés sur un plan. Dans la trentaine, il était grand temps d’en découdre. Pour commencer à me retrouver, j’avais opté pour les voyages en comptant sur leur pouvoir initiatique.

Ayant perdu le nord, mon sens de la désorientation m’envoya sur la Via Fortuna. Ce nom choisi par les archéologues faute de preuves écrites était de bon présage. Car c’est toi que j’y ai trouvé, à défaut de découvrir ce que je recherchais vraiment. Je t’ai aperçu de loin, voilé par la pluie, point vert sur fond gris. Avec ou sans études sur la symbolique des couleurs, je peux affirmer que depuis, le vert, c’est l’espoir. Tête relevée, lèvres écartées, tu t’abreuvais d’infusion céleste tel un enfant savourant les flocons de neige qui s’offrent avec élégance à la petite bouche assoiffée d’ineffable. Chevalier sans armure devant la nuée de gouttes survoltées, tu faisais corps commun avec elles. Aucun obstacle entre le ciel et toi. Tu te retrouvais dans cette nature déchaînée tel un homme dans une église : sans chapeau, par respect et humilité. Complètement découvert, tu accueillais la pluie et la foudre avec le sourire. Ce n’était pas le sourire formel déclenché par le croisement des regards complices sur une route déserte. Non, je n’y étais pour rien. C’était le sourire originel : tu souriais foncièrement à la vie, aux furies, confiant et imperturbable. J’ai tout de suite deviné en toi l’homme consentant aux fantaisies de la nature qui finit par y adhérer, entre la soumission et la parfaite communion.

Par chance, le même projet funeste t’animait : avec ton sac, tu allais retrouver ce qui restait de « ton Ernestine ». Les corps des victimes n’étaient pourtant pas accessibles aux touristes comme moi. Cette partie-là du site archéologique était fermée pour travaux. En lisant la déception dans mes yeux, tu as proposé malgré tout de me montrer le pot-aux-roses fanées. Nous marchions épaule contre épaule, dans une sorte d’union grave et tacite. Malgré l’évident pouvoir du ciel de mortifier tout projet de vie, il n’arrivait pas à dissoudre le nôtre. Comme le Vésuve autrefois, tu éteignais la pluie avec tes yeux embrasés et tu aplanissais la voie de sorte qu’il n’en restait ni aspérité, ni grisaille, ni route infranchissable. Tu épousais parfaitement le chemin, j’accordais mon pas au tien. À tes côtés, tout semblait facile. Le chemin cahoteux devenait berçant, le vent tranchant tournait caressant et la pluie tombait désormais revigorante et purificatrice comme une bénédiction. Il me semblait qu’un tapis rouge se déroulait devant moi pour me conduire sur la scène du spectacle le plus effroyable qui soit, celui de la mort dans le « Vicolo degli Scheletri ».

Un vrai coup de théâtre m’attendait. Au lieu de la tristesse, la liesse. Femmes, hommes, enfants nous souriaient, les os en bataille, les yeux excavés. Cette impression d’hilarité sortait tout droit de leurs mâchoires aux dents complètement découvertes. Des rires blancs, tellement leur dentition était parfaite. Après l’émotion, la curiosité. Tu m’as dit que les Romains ne mangeaient sûrement pas de barre chocolatée – comme celle qui dépassait de ma poche – et je t’ai souri avec culpabilité. C’était peu convenable, peu empathique, tout comme un fou rire qui éclate dans la solennité d’un enterrement. Comment la mort peut-elle nous dérider ? Je me revois aux côtés de mon père, en lourde attente d’un dénouement, quel qu’il soit. Je me souviens de ses mots sur le ton le plus enjoué possible : ​Pas besoin d’appeler le médecin, c’est ​seulement Doctoresse Terre qui peut me guérir maintenant ! Et il l’a accueillie avec le sourire. Ou ce sourire était-il un cadeau rassurant qui coûtait le prix d’un dernier élan du cœur ?

Tu m’as rassurée, toi aussi. Deux mille ans après, nous pouvons en rire, il n’y a plus de prescription. Quand elle arrive, la mort frappe comme les couleurs violentes, saignantes d’un tableau fauviste. Avec le temps, le tableau devient impressionniste : les couleurs, les émotions fortes s’estompent. Le temps nous disculpe. Il se charge d’effacer l’émoi. Ainsi, tous ces corps pouvaient même faire le bonheur des archéologues comme toi. Ce n’était ni diabolique, ni pathologique, juste archéologique, un devoir de mémoire. Au contact de ce qui restait d’hommes, tu avais l’habitude de toucher à la mort, mais toujours avec déférence et délicatesse. La délicatesse de la truelle qui avance par petits coups, avec retenue, pour dévoiler sans briser l’os fragilisé. (L’homme reste-t-il vulnérable même dans l’au-delà ?) Délicatement, tu t’es penché sur celle que tu appelais « mon Ernestine », tu as effleuré son bras, tu as retiré la terre autour, tout en caresses, le souffle coupé. À la fin, « ton Ernestine » était emballée dans un sachet marqué au feutre noir à destination du laboratoire.

Ces gens s’étaient plié corps et âme aux volontés d’une terre bouillonnante. Recroquevillés, ils avaient accueilli la mort en cherchant le réconfort de la matrice d’avant l’enfantement. Des fœtus dans des lits de cendres. La réponse à la question qui me préoccupait, petite, était donc juste. ​J’étais où avant de naître ? Face aux adultes désœuvrés, j’avais fini par trouver une réponse recevable : ​Avant de naître, on est sûrement morts. Ainsi, je m’inscrivais dans une continuité rassurante. Comme face à ces squelettes qui me donnaient étrangement le sentiment de l’éternité en image radioscopique. L’éternité figée dans l’os. Qui a dit qu’on ne pouvait pas arrêter le temps ?

Entre toi et moi, c’était tout de suite une question de vie ou de mort ; sans cérémonie, libérée d’étiquette. Nom, âge, origine auraient parlé si peu de nous, bien moins que nos aveux. La densité du moment rendait frivoles les présentations de rigueur. Rien de plus éloquent que nos mots à la fois crus et cruels pour parler de la vie et de son contraire, tels qu’ils résonnaient au plus profond de l’être. Chacun absorbait les confidences de l’autre avec égard. Nous sommes repartis avec le sentiment que l’essentiel était dit à travers ces mots que les gens ont du mal à prononcer et remplacent volontiers par des euphémismes. Nous étions soudés tout à coup par cette approche d’une finitude éternelle qui, de menaçante, était devenue acceptable. Les pierres lourdes du passé étaient glissantes, un peu comme la vie qui fuit sous nos pas. Prévenant, tu m’as pris la main pour m’éviter la chute. Ta main engageante épousait parfaitement la mienne, de sorte qu’aucun de nous n’a senti le besoin de s’en détacher. Une adhérence telle une évidence, comme si le germe de cette rencontre était posé là depuis toujours.

Le lendemain, tu me disais dans l’urgence de celui qui veut se rattraper sur la vie ​Je t’aime… maintenant. Mon cœur s’est serré entre les tenailles angoissantes de l’incertitude : ​Pourquoi a-t-il ajouté « maintenant » ? N’aurait-il pas pu s’arrêter à « Je t’aime », le salut de tout cœur esseulé ? J’ai reculé d’un pas, comme devant un tableau. C’est alors que j’ai pu apercevoir dans tes yeux attendris et bienveillants toute la dimension de cet aveu. Tu dépeignais l’éphémère qui sublime l’instant. Le sakura serait-il tout aussi beau si ses fleurs duraient toute l’année ? Les doigts qui s’emmêlent, les baisers qui nous scellent sont précieux parce qu’on les sait éphémères. Cela ne nous empêche pas de nous y jeter à corps perdu. C’est ce que j’ai fait alors en me jetant dans tes bras.

Plusieurs années se sont écoulées depuis notre union, tantôt dans la grisaille, tantôt en plein soleil, dans la fraîcheur d’un instant à chaque fois renouvelé. Mais à présent, je fonds sous une coulée de lave qui sème la panique dans mon corps. Je dois partir rejoindre Ernestine dans sa douce éternité reposante tandis que le monde fuit en avant. Je voulais juste te dire une chose : Je t’aime… maintenant. Ah oui, tu souris. Tu souris à la vie, à l’éternité ou c’est juste un cadeau-souvenir ? 

***

– Alors, où est le corps ?

***

1er Prix: Loredana Cabassu

Le 2ème Prix est attribué à:
« Fouille de sauvetage » de Marine Bellier

Finalistes:
– « Eclipse » de Léo Minary
– « Reste avec moi » de Marie-Hélène Moreau
– « On est pas des animals » de Philippe Aubert de Molay
– « Racines » de Lucienne Bonnot-Bangui
– « Un peu de bleu pour mes yeux » de Rosalie Heurtebise

Jury 2016-2017: Christian Authier (Prix Renaudot 2014), Claire Clément (Editions Bayard), Véronique Lamendour (Radio France), Virginie Mailles-Viard (Le Matricule des anges), Philippe Met (Université de Pennsylvanie), Anny Romand (Saison Nobel), Frantz Vaillant (TV5 Monde), Jean-Pierre Zonca (L’Est Républicain).