Lauréat 2019

ACÉRÉ
Par Dorian Masson

Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2019

Thème imposé : Le Piano

Cette nuit encore, le piano me parle. Il murmure ces quatre mêmes notes : si, ré, sol, si. Le premier si est aigu. Le ré qui le suit est plus grave, un peu plus d’une octave en dessous. Le sol et le si qui viennent sont la suite logique du ré : du plus grave au plus aigu. L’ensemble est doux. Triste et serein. Le piano semble vouloir chanter quelque chose. Mais seuls les premiers mots lui viennent. Sa mémoire défaillante l’entraîne dans une répétition dont l’inlassable mécanique m’obsède. Et l’arpège sonne encore et encore, se répète et tourne et retourne dans ma tête. Et je n’en dors plus. Si, ré, sol, si. Le premier souhait que j’aie jamais formulé fut celui de devenir pianiste. J’étais un enfant. Puis je suis tombé malade. De cette peste incurable qui allonge les os et fait tomber les cheveux. Ce parasite préhistorique qui creuse le cerveau des Hommes pour y tuer quelque chose. Je suis devenu adulte. Un mauvais spécimen. La mousse du confort a poussé sur mes rêves et je baigne jusqu’aux genoux dans l’eau stagnante de ma propre médiocrité. Même le sommeil ne veut plus de moi. Alors mes yeux se jettent par la fenêtre. Mon regard se précipite contre le métal froid et le verre tranchant des immeubles. Embué par la pluie souillée qui heurte le béton chaud et puant. Toute vie animale a disparu. Seuls restent des singes bavards et sans poils. Leurs bouches sont pleines d’argent, leurs têtes pleines de sexe et leurs rêves pleins d’histoires qui ne leur appartiennent pas. Ma bouche à moi fredonne quatre notes. Ma tête se demande pourquoi. Mes rêves ont oublié. Les quatre notes que me souffle le piano : Si, ré, sol, si. Il est le seul meuble qui donne de la vie à mon minuscule appartement parisien. Le seul qui a quelque chose à raconter.

C’est arrivé pour la première fois une nuit. Je n’étais pas encore engourdi de sommeil. Des idées vagues, des formes géométriques et des mouvements répétitifs menaient une danse grotesque dans ma tête. Puis, un bruit aigu tranche le silence. Une note, jouée au piano. Je sursaute, comme lorsqu’on a l’impression de tomber dans son sommeil. Je crois à une errance de mon esprit malade. Un demi-songe. J’espère me rendormir. Là, trois autres notes. Je comprends que ce chant nocturne n’appartient pas à un rêve. Cette musique existe. A quelques mètres de moi, dans le noir et l’immobilité. Quelqu’un joue du piano. Cette idée me glace. Un filet de sueur froide perle dans mon dos. Je garde ma tête blottie sous la couverture épaisse, comme un enfant. Après quelques minutes ou quelques heures précipitées dans la nuit, je suis saisi d’un étrange instinct de survie. Je bondis hors de la couverture et allume la lumière. Personne. Je reste là, immobile, nu. Le piano reprend sa comptine. Personne ne joue. Les touches du clavier s’abaissent et se relèvent seules. Les marteaux frappent les cordes. Si, ré, sol, si. La terreur puérile laisse place à la fascination. Je ne crois pas qu’un esprit soit là, assis, invisible au piano. Non, le piano seul est animé. Il chante une dernière fois sa triste gamme. Et se tait.

Au lever d’un autre jour pâle et froid, ce chant nocturne ne m’a pas quitté : Si, ré, sol, si. Je me mets au clavier et joue la mélodie qu’il m’a murmurée dans la nuit. Mais quelque chose ne prend pas. Ne sonne pas. Cette nuit, ces quatre notes transportaient une musicalité profonde, enveloppante. Une sorte d’évidence tragique. Quand je les rejoue, elles semblent creuses, idiotes. Le piano refuse de répéter ce qu’il m’a susurré dans le noir et le silence de cette nuit-là. Si, ré, sol, si. Mes journées ne sont plus que l’attente de mes nuits. Je reste immobile, assis sur mon lit, à contempler l’instrument noir, massif, silencieux. J’ignore si j’attends son chant ou si j’espère qu’à la nuit tombée, il se taira enfin. Il ne s’est jamais tu. Toutes les nuits, il s’anime. Le jour, j’essaie d’imaginer la suite de sa chanson. De son histoire. Mais mes improvisations trop humaines n’ont pas prise sur sa mélodie surnaturelle. Alors, je renonce. J’ai renoncé à tout. J’ai déserté mes restes d’amitiés. J’ai abandonné mon poste. Le courrier m’annonçant mon licenciement prend la poussière dans la boîte aux lettres, pas ouverte depuis des semaines. Mon visage pâlit, mon front s’allonge et ma peau se tend sur mes os. Je suis habité par un froid qui rampe dans mes veines et se colle aux parois de mes organes. Et une odeur de pourriture plane sans cesse près de mes narines. Où que j’aille, quoi que je fasse. Mais je ne vais nulle part et je ne fais plus rien. J’écoute. J’attends. Si, ré, sol, si.

Quelqu’un est venu sonner à ma porte, par erreur. Comme d’autres, il a confondu le bouton de ma sonnette avec celui de la lumière. J’ouvre. Il s’excuse comme s’il avait sorti un mort de sa tombe. Son regard navré me renvoie le spectacle de mon propre délabrement. Il ne sait pas, lui. Il n’entend pas la chanson. Il est frais et occupé. Si, ré, sol, si. Ses narines ne partagent pas l’odeur de viande décomposée qui me hante le nez, chaque heure de chaque jour. Je ferme la porte. La sonnette mécanique et tranchante m’a ramené à la vie. Actionné quelques rouages qui sucent l’énergie noire de ma dernière batterie de civilisation. Je me rappelle que je suis humain et que j’aimais faire du piano. Je m’installe devant l’instrument. Mes yeux se braquent sur une partition invisible et mes doigts, comme suspendus à des fils, se mettent en route. Je joue. Froidement. Mécaniquement. Une belle pièce, excessivement raffinée. Une pièce morte il y a des siècles. Un classique que les musiciens du monde entier tentent vainement de ramener à la vie, jour après jour, dans les salles de concert et les chambres de bonnes du monde entier. Une pièce susurrée, murmurée, chantonnée, sifflotée, hurlée, parodiée, imitée, déformée. Jamais égalée. Parce-qu’elle est morte, il y a bien longtemps. Il y a un problème. Le piano sonne faux. Comme si les cordes avaient été tordues, mordues. L’odeur de pourriture est plus forte, aussi. Insoutenable. Elle vient de l’instrument,. Elle vient de l’intérieur, comme s’il abritait un cadavre d’animal mort depuis des jours. Je soulève le couvercle du piano. Une odeur de mort me saisit violemment. Il y a des semaines, j’aurais tourné de l’oeil. Mais plus maintenant. A l’intérieur du piano, tout est à sa place. Pas de charogne, pas de corde coupée. Je referme. Je comprends. Le piano joue faux, intentionnellement. Il ne veut plus jouer que ce qu’il a choisi de jouer. Ce qu’il a choisi de me faire entendre. Quatre notes. Si, ré, sol, si. Contre toute attente, je me sens insulté. Humilié. Et vient l’envie soudaine, brûlante, d’une rébellion. L’envie de vivre. De me lever, manger, boire, aimer une femme et me battre pour rien. L’envie de rire, de mordre, de saigner. Avoir faim. Avoir mal. Je me rase, lave, habille et je sors. Pour vivre, le temps d’un jour. Mon oreille oublie la sinistre comptine et mon nez se libère du parfum de viande froide. Je redeviens humain. Et je suis décidé à comprendre. Je sais qu’un message doit me parvenir. Et je ne suis pas en mesure de l’entendre. Alors je suis venu vous trouver.

« Acéré. » me répond l’homme. Je reste perplexe. « A c’est ré. C’est un code. Comme le morse. Chaque note correspond à une lettre de l’alphabet. L’alphabet Acéré commence en croches, sur un Ré grave, juste en dessous de la portée. Puis chaque croche correspond à une lettre jusqu’au Si aigu qui est au dessus de la portée. Ensuite, on revient sur le Ré grave, en noire cette fois. Et on remonte jusqu’au Si aigu. ». Je remercie. Puis je m’enfuis. Je refuse d’entendre de sa bouche ce que l’instrument veut me dire. Je déchiffrerai le message moi-même. Seul. Au seuil d’une révélation, je bondis chez moi, jette mon manteau et m’installe au clavier. Pour jouer les quatre notes. Si, ré, sol, si. Cette fois, le piano sonne juste. Il sait pourquoi je suis là. Il sait que, cette fois, je l’entendrai. Je joue les notes. Si, ré, sol si. Le Si est aigu. Si j’en crois le système, le Si aigu correspond à un Z. Après lui, le Ré correspond au O. Le Sol au R. Le Si plus grave au T. « ZORT ». Ca n’a aucun sens. Puis, je comprends. Le Si aigu était toujours un peu plus court que les trois autres notes. Le Si aigu était une croche. Et non une noire. Ce Si aigu en croche veut dire « M ».
L’odeur de pourriture me saisit les narines. Mon corps se raidit. Et mon souffle s’envole. Je suis brutalement enveloppé de froid. Et noyé dans la nuit.
Et le piano, jamais plus, ne chantera.

***

1er Prix: Dorian Masson

Le 2ème Prix est attribué à:
« Concerto per la mano sinistra » de Bruno Baudart

Finalistes:
– « 637 » de Shakiba Mehraeen
– « L’Escalier du piano » de Claire Verney
– « Une Nouvelle mineure » de Christophe le Maux
– « Piano Babel » de Claude Legrand
– « Rafale » de Coline Levin

Le Jury 2019:
– Lewis Chambard (Lauréat du Prix Corinne Vuillaume 2018)
– Laetitia Colombani (Cinéaste et romancière chez Grasset)
– Isabelle Dartois (Responsable éditorial à La Martinière)
– Rafik Djoumi (Rédacteur en chef de l’émission « Bits », Arte)
– Timothée Hochet (Créateur de la série « Calls », Canal+)
– Alice Kharoubi (Programmatrice au Festival de Cannes)
– Irène Omelianenko (Productrice à France Culture)
– Pierre-Alexandre Schwab (Producteur, réalisateur et éditeur)