Lauréat 2018

AVANT l’AURORE
Par Lewis Chambard

Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2018

Thème imposé : Aurores Boréales

AVANT l’AURORE

à B.W.

J’avais remonté un bout de la route à pied sous le soleil écrasant, étonnant pour un mois de mars, le pouce tendu vers rien, vers l’absence désespérante de voitures. J’allais finir par rater mon bus.

Je m’étais promis de ne pas boire ; j’avais bu. Je devais me coucher tôt ; nous étions restés longuement assis, sous les étoiles masquées par les feuillages, à bavarder sans trop savoir qui dire mais sans pouvoir se taire, bouts de phrases sans débuts ni fins qui bataillaient âprement contre le néant.

Les enterrements ont cet effet-là sur les vivants, ils nous font boire et parler sans jamais vraiment trouver ni l’ivresse, ni le réconfort.

J’allais vraiment finir par être en retard. En contrebas de la route, quatre chevaux se tenaient immobiles les uns à côté des autres, tâche blanche étincelant au milieu de la terre ocre. Je ne sais pas ce qu’ils guettaient, ce qu’ils attendaient. Peut-être les cavaliers qui les conduiraient droit vers l’apocalypse.

Par chance, la première – et seule – voiture passant par-là s’était arrêtée aussitôt m’apercevant. J’avais rapidement expliqué ma situation au conducteur surpris de trouver un auto-stoppeur dans ce trou paumé, le bus que je devais absolument attraper, mon avion dans quelques heures, mes affaires à récupérer chez moi, les funérailles de la veille. Au final, nous avions principalement parlé de la vague de chaleur, exceptionnelle pour un début de mois de mars.

Il m’avait déposé à la gare routière quelques instants avant l’arrivée prévue du bus. J’avais guetté celui-ci au bout de l’avenue, à ma droite, puis, réalisant soudain que j’avais égaré les quelques pièces de monnaie que je trimballais la veille, je m’étais précipité dans la gare à la recherche d’un distributeur, mortifié à l’idée d’être arrivé jusqu’ici et de ne pas pouvoir en partir.

Ailleurs, mon amie reposait dans une boîte de bois à peine plus longue que moi, et son silence creusait un grand vide dans l’univers.

Je n’avais pas trouvé de distributeur et les guichets étaient déserts, comme la gare et le quartier, et peut-être le village… Dépité, je m’étais mis à inspecter le sol à la recherche d’une pièce ou d’un billet qui aurait échappé à quelqu’un. Une forme remuante, sous un banc, avait attiré mon attention. Il s’agissait d’un gros scarabée renversé sur l’arrière, qui se débattait pathétiquement en remuant ses petites pattes dans les airs sans parvenir à se remettre à l’endroit. J’avais saisi une brochure d’horaires sur un présentoir et l’avais remis délicatement sur ses pattes à l’aide de celle-ci.

Dehors, le bus était en train de se garer.

À mon grand soulagement, une vieille dame assise sur le premier siège, côté couloir, avec un sac cabas occupant l’espace entre elle et la fenêtre, avait proposé de payer mon trajet avec sa carte d’abonnement.

Je m’étais installé au fond du bus et j’avais regardé la nature lentement s’estomper à mesure que l’on se rapprochait de la ville.

J’avais essayé de ne pas penser à elle.

J’avais passé quelques jours à Montréal, que la vague de chaleur française n’avait pas atteinte, pour une obscure rencontre littéraire internationale imposée par ma maison d’édition. Je m’étais acquitté de mes obligations, puis avais vu quelques amis, été au théâtre et au ciné, avais surtout éclusé les tavernes et les bistrots en tous genres, pourvu qu’ils contiennent mon errance jusqu’au matin suivant. J’avais parlé dans le vent sans jamais vraiment parler… sans jamais vraiment dire… ce qui ne peut se dire.

J’avais fait du bruit avec ma bouche et beaucoup bu pour taire les incendies qui naissaient au fond de moi.

À plat ventre sur le carrelage de ma location, à moitié dévêtu, j’avais ressurgi, le matin de mon retour, d’une de ces cuites où les larmes coulent dans votre vin tandis que le monde tangue et que les murs se resserrent sur vous, et où l’on ne peut rien faire d’autre que de braver la tempête en espérant qu’il y ait une île au bout de ce chaos.

J’avais traîné ma gueule de bois jusqu’à l’aéroport, avais patienté trois heures de plus que prévu à cause d’une tempête d’une violence historique en Islande, où je faisais escale, qui avait repoussé tous les vols. Il faisait nuit quand j’avais rejoint ma place contre le hublot. J’avais commandé un gin Tonic et avalé un Lexomil et quelques secondes plus tard c’était le matin, j’étais à Keflavik, et un magnifique soleil faisait scintiller une neige d’un blanc extraordinaire.

Ma correspondance pour Paris avait été repoussée de vingt-quatre heures. La compagnie aérienne nous avait installés dans un petit hôtel à côté de l’aéroport, à moins d’une heure de bus de Reykjavik. J’allais pouvoir réaliser un de mes vieux fantasmes : découvrir l’Islande !

J’avais pioncé jusqu’à la nuit, assommé par le jet-lag et le gin-lag. Il n’était plus possible de me rendre à Reykjavik ni où que ce soit. J’étais donc descendu au bar de l’hôtel et j’avais fait la seule chose qui me venait à l’esprit : boire. Puis la chance m’avait souri : j’avais découvert un jacuzzi extérieur, gratuit pour les clients de l’hôtel, fumant et bouillonnant sous la nuit noire, encerclé de glace et de neige et surplombé par des étoiles en pagaille.

Je m’y étais glissé avec délice et étais resté là quelques heures à siroter du gin en regardant le firmament. Chatouillant les astres, des formes légères et vertes ondulaient discrètement dans les profondeurs des airs, parfois à peine visibles, puis de plus en plus nettes et de nouveau perdues, englouties quelque part. Il était évident que l’éclairage de l’hôtel et des alentours affadissait ce spectacle.

Il allait bientôt être minuit. Notre navette pour l’aéroport était dans quatre heures. Je m’étais rhabillé et j’avais quitté l’hôtel, bravant le vent et l’épaisse poudreuse pour m’éloigner le plus possible de la pollution lumineuse.

J’avais marché, les pieds enlisés dans la neige profonde, le visage giflé par le blizzard qui redoublait d’intensité de minute en minute, longeant à distance la forme sombre de la clôture qui encadrait l’aéroport dont je devinais au loin les pistes.

À mesure que l’obscurité s’épaississait, je pouvais discerner de mieux en mieux les étoiles au-dessus de moi, et même les contours de la voie lactée que je voyais, de mes yeux, je crois, pour la toute première fois. Mais je ne voyais plus valser les aurores boréales et j’avais craint que le phénomène ne se soit déjà estompé et que cette marche ne mène à rien, comme beaucoup des trajets de mon existence. J’avais emprunté un petit chemin pour quitter la route, encore m’éloigner du monde, puis coupé à travers un champ où la neige m’arrivait parfois presque jusqu’aux genoux.

J’avais bien dû marcher une heure.

Je m’étais assis sur un rocher émergeant de la stase blanche pour reprendre mon souffle, m’efforçant de ne pas penser aux animaux sauvages qui pourraient rôder aux alentours, puis j’avais levé le nez en l’air avec ce mélange d’appréhension et d’impatience des matins de noël de l’enfance, quand une petite boîte colorée déposée sous un sapin contient en elle la somme de vos gloires et de vos méfaits, et tous vos espoirs, sous un nœud de velours qu’il est urgent de défaire.

Un ciel inoubliable m’avait accueilli, tacheté d’étoiles à en perdre la raison tandis que le tracé de la voie lactée évoquait le passage, quelques instants auparavant, d’un gigantesque navire fantôme filant vers l’inconnu.

Des aurores boréales, bien plus nettes que celles aperçues plus tôt, s’étiraient et s’entrechoquaient là, changeant de formes et de longueurs au gré du bon vouloir d’un peintre impressionniste cosmique, passaient d’un vert unique, inimitable, à un jaune translucide avec même, de temps à autres, des reflets rouges qui se laissaient deviner avant de s’évanouir.

Leur bal gracieux emplissait le ciel, en changeait l’architecture, secouait son immobilité, me dévoilant, par inadvertance, un des plus vieux secrets des dieux : le mouvement perpétuel, inextinguible, de la matière.

La vie se tenait là dans toute sa subtile harmonie, son implacable plénitude : triste, mais belle ; éblouissante et terrifiante ; écrasante d’être si grandiose.

Je m’étais levé. J’avais le corps empêtré dans la neige, otage de la gravité mais tendu vers les astres, traversé par une étrange et lancinante impression, la sensation de connaître et de comprendre, durant un bref instant, l’agencement, la chorégraphie de toutes choses où je prenais, moi, maigre soupir, modeste carcasse, ma place, comme une manifestation de la vibration première dont j’étais une des infinies réverbérations, – éphémère résonnance…

J’avais repensé à la vibration puissante, bouleversante, que j’avais ressentie en posant la main sur son cercueil pour lui murmurer au-revoir, la gorge serrée, en retenant mes larmes. Cette énergie sourde et grave venue du dedans, du dessous, d’une nuit profonde dont l’écho primordial avait martelé jusqu’à moi et que je retrouvais là, intacte.

J’étais là, tout seul sous les lumières du nord, au Nord de ma propre vie, dans le vent et le froid de mon égarement, paumé sur la surface du globe, déraciné de tout – même de la peur et de la tristesse… Je renaissais, réinvestissais soudainement ma peau de vivant – d’encore vivant !–, retrouvant, dans l’impétuosité des ciels, la morsure du froid et la majesté imposante et fragile de la nature, assez de doute, de désir et de mystères pour enfin faire le choix qui s’imposait : celui de vivre, malgré l’absence douloureuse de ceux qui s’en étaient allés.

J’étais rentré à l’hôtel. J’avais pris mon avion, le RER, un train, un autre bus.

En France, la vague de chaleur continuait, inquiétant les experts en tous genres et faisant le bonheur des autres.

Au premier réveil après mon retour j’avais trouvé, recroquevillés sur mon oreiller, deux petits scarabées noirs que mes mouvements avaient tirés de leur sommeil et poussés à la fuite. Je les avais regardés disparaitre dans une fente du parquet en pensant à ces amis que j’avais perdus, puis je m’étais levé et étais allé me faire couler un café.

Lauréat 2018: Lewis Chambard (« Avant l’aurore ») 

2ème Prix: Lucile Sergent (« Pris dans l’aurore ») 

Finalistes: Philippe Aubert de Molay, Pascaline Défontaines, 
Emmanuelle Ignacchiti, Valérie Mailly, Jean-Pierre Zonca. 

JURY 2018 : Jean-Louis Augé (Musée Goya), Samuel Blumenfled (Le Monde), Loredana Cabassu (lauréate 2017), Florence Colombani (Vanity Fair), Jean-Louis Dufour (ESAV), Barbara Glowczewski (CNRS), Eric Metzger (Gallimard), Sylvie Thierry (Bayard).