Lauréat 2023

DU POUVOIR DES LIVRES
Texte original signé par Christophe Le Maux.

Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2023

Thème imposé : livre.s

Tout aurait pu s’arranger si la plateforme internet ne s’était pas trompé. Mais c’est vrai, j’aurais dû être plus attentif, ne pas me faire voler mon sac. Soyons lucide : c’est la fin.
Mais je m’égare. A l’essentiel. Je n’ai plus beaucoup de temps.

Reprenons donc au début. Je suis né dans un faubourg parisien en fin 1868 (oui, 1868 !). Je suis un enfant de l’Assistance, un enfant maladif, triste et sans histoire. J’ai passé le plus clair dans une librairie près de la Bastille. Pris en affection par le vieux libraire, j’ai appris à lire très tôt. Je me suis jeté à coeur perdu dans les livres. Les romans sont devenus ma passion, ma raison de survivre. A dix ans, j’avais déjà dévoré les Mystères de Paris d’Eugène Sue. C’était ma bible, mon alphabet. Rodolphe, c’était moi. A lire ce feuilleton, je redevenais vivant.
A la mort du libraire, j’avais douze ans et je me suis enfui. Après quelques mésaventures, j’ai atterri aux Halles de Paris. J’y suis resté près de vingt ans. Dès que mon travail me le permettait, je m’isolais pour dévorer tous types de romans. J’étais passionné par les Rougon-Macquart, mais surtout par le Ventre de Paris que j’ai dû lire plus d’une trentaine de fois. Florent était mon tuteur dans les coups durs.
Mais surtout c’est à cette époque que j’ai découvert que les livres avaient une influence sur moi. Que je sois clair, je sais que les livres ont un effet sur le caractère de certains lecteurs, par mimétisme volontaire ou inconscient. Ce que j’affirme est différent : les livres que je tiens à la main ou qui sont près de moi ont une influence sur mon comportement, mon quotidien. Sur ma vie. Sans volonté de ma part. Et sans même que je les lise.
Comment m’en suis-je aperçu ? C’est particulier : alors que je lisais un roman intitulé Mémoires d’un constipé, j’ai ressenti des dérangements intestinaux. La coïncidence m’a fait sourire. Mais lorsque j’ai reposé le livre, mes problèmes ont disparu. Quelques semaines plus tard, j’ai repris le livre, et je fus à nouveau dérangé. Je sais, c’est ridicule. Mais j’ai reproduit l’expérience à plusieurs reprises et, à chaque fois, les symptômes ont réapparu.
Très vite je réalisai que le périmètre d’influence ne se limitait pas à ma santé. Lisant un livre sur un grand sportif, je courais de manière plus vive et plus fluide. Avec la biographie d’un boucher sous mon tablier, je découpais des filets avec aisance, comme si je manipulais la viande depuis des années. Oubliais-je la biographie dans ma chambre que j’étais aussitôt incapable de couper le moindre filet (encore aujourd’hui je garde de cet oubli une longue cicatrice à l’avant-bras gauche).
J’ai appris à vivre avec les livres, leur influence et leur pouvoir. Je les ai domestiqués.
Ou peut-être est-ce moi qui me suis adapté…
J’ai aussi réalisé que les livres étaient devenus indispensables à mon équilibre. En l’absence de livre, j’étais en dépression, neurasthénique, comme vidé de mon sang. Et dès que j’avais un roman à portée de main, je reprenais des couleurs. Bien entendu j’ai pensé consulter des médecins, mais un spécialiste m’ayant fait entrevoir l’internement, j’ai fui les futurs docteurs Knock.
Mais avançons ; le temps m’est compté.

A l’été 1937, chez un bouquiniste du quartier latin, j’ai découvert un livre qui devait bouleverser ma vie. Dans la boutique sombre, un ouvrage au graphisme oriental doré m’attira. Sans l’ouvrir ni en connaître le contenu, je décidai de l’acquérir. « Très bon choix ! », me murmura le libraire avec un sourire équivoque. Je m’enfuis comme un voleur.
De retour dans ma chambre, je l’ai feuilleté lentement pendant plusieurs semaines, sans en comprendre une ligne, charmé par la beauté de la calligraphie orientale, comme envouté. A son contact, j’ai senti mon corps faire une pause. J’ai conservé le livre par devers moi et après plusieurs semaines, j’ai constaté que je ne ressentais plus les maux habituels de la vieillesse (j’approchais alors des soixante-dix ans). Je ne souffrais plus du dos et je n’avais plus besoin de mes lunettes rondes pour lire. J’ai réalisé que je ne vieillissais plus, voire que je rajeunissais (pour tout dire, avec le temps j’ai réalisé que j’avais rajeuni d’une vingtaine d’années). Six mois après son acquisition, j’appris par hasard qu’il s’agissait de l’édition originale en persan du Livre de l’Eternité de Mohamed Iqbal.
Tout s’éclairait d’un jour nouveau. Je glissai mon Livre de l’Eternité dans un sac en toile, qui ne m’a plus jamais quitté.

Avec le temps les livres ont envahi complètement ma vie. Et progressivement, j’ai découvert les conséquences de cette dépendance. Ainsi, quand j’approche une personne qui tient un autre livre, il y a conflit de littérature et tels deux loups face-à-face, je sens qu’ils s’observent, se jaugent. Puis l’un cède et s’efface peu à peu, acceptant la domination.
Les librairies me sont un supplice. Je me sens comme un lieu de bataille. Pris en étau entre des forces contraires, je sors épuisé de la librairie, secoué de nausées. Alors, depuis une vingtaine d’années, j’ai pris l’habitude de commander mes livres par internet. Paradoxalement les bibliothèques sont plus paisibles, comme si les livres avaient déjà vécu un long temps, qu’ils étaient usés ou apaisés et qu’ils ne cherchaient plus à s’exprimer par force.

Et puis mardi soir, un individu m’a dérobé mon sac de toile dans le métro, à la station Alexandre Dumas. Avec le livre ! Le Livre d’Iqbal ! J’ai aussitôt recherché dans plusieurs librairies spécialisées la même édition du Livre de l’Eternité. En vain. Je l’ai finalement trouvé sur la plateforme internet. Et pendant quelques jours, jusqu’à aujourd’hui, j’ai cru que tout pourrait recommencer. J’y ai cru.

Il est vrai que depuis des décennies j’ai vécu des aventures tellement improbables que ma faculté d’espérer s’est développée, le plus incroyable étant que depuis 1937, je n’ai plus vieilli, bloqué dans la cinquantaine. J’ai traversé les époques avec les livres, par les livres, pour les livres. J’ai tout consigné dans des cahiers, rangés dans l’armoire de la chambre. Des dizaines de cahiers. De toutes les couleurs. Ma vie, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à hier, ma vie en romans, par les romans. J’y ai détaillé les effets des livres sur mon corps, ma personnalité, une multitude de livrets où j’ai consigné mes expériences avec les romans, mes illusions, mes déceptions, mes certitudes, mes erreurs ; une vie de romans !
Pendant plusieurs mois, parfois des années, je conservais avec moi un livre et je devenais un autre homme. Puis je passais à un autre roman. Ainsi, au début de ma vie d’adulte, je fus irrésolu sous l’influence de la Confession de Musset. Puis, plus tard, je fus un snob imbuvable à l’image de Des Esseintes dont j’étais imprégné. J’ai traversé la deuxième guerre mondiale comme un innocent à la lecture d’oeuvres romantiques mineures, imperméable aux atrocités de mes contemporains. Préoccupé par des passions amoureuses, mon coeur d’artichaut était foudroyé par des femmes idéalisées. J’ai fini l’année 1945 en un bovarisme égocentrique, caressant l’idée du suicide. Bien des années plus tard, je me perdis dans les amours libres sous l’influence des Tropiques de Miller, qui me laissèrent éreinté et désorienté. En revanche, je restai prudent, ne dépassant pas la trentième page du Voyage au bout de la nuit de peur que Bardamu ne me phagocyte. Plus largement, il est toute une littérature que je me suis refusé d’approcher, pour rester un homme convenable.

Et puis, il y a eu Rose. Pour elle, l’éternité des romans a fait sens.
Rose est psychologue. Psychologue, pas psychiatre. J’ai fait sa connaissance il y a deux ans. Nous étions assis sur le même banc d’un parc parisien. Alors que je parcourais le Désert des Tartares, je levai la tête et la découvris assise, lisant le Fou d’Elsa d’Aragon. Elle m’a regardé, m’a souri.

Tout de suite j’ai senti que quelque chose passait entre nous ; l’amour entre les âges avait vaincu l’attente et l’inaction. Nous sommes repartis ensemble, laissant Buzzati sur le banc.
Rose est la seule auprès de qui j’ai pu me confier. Elle me croit et m’offre des livres pour
m’aider à vivre.
Il faudra lui dire, à Rose, que notre histoire vaut plus que le

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Les feuillets qui précèdent ont été découverts sur la table d’un vieil homme, décédé à son domicile parisien ce jeudi. Manifestement son coeur s’est arrêté alors qu’il écrivait ces lignes. Dans sa poche, on découvrit deux pièces d’identité au même nom, l’une le déclarant né en 1968, l’autre sur un très vieux papier jauni, attestant d’une naissance en 1868. Coïncidence ? Homonymie ? Apocryphe ? Pour l’heure, c’est un mystère.
Un mot encore : à côté de l’homme, sur la table où il était effondré, se trouvait le carton d’un mince colis et, extrait de ce carton, un exemplaire de l’édition française de 1955 du roman d’Isaac Asimov : La Fin de l’Eternité.

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1er Prix (1000 eur): « Du pouvoir des livres » (Christophe le Maux)

2ème Prix (500 eur): « Un pour tout » (Gaël le Moign)

Les 7 finalistes:
– « Chemins de traverse » (C. Ligeon)
– « Du pouvoir des livres » (C. Le Maux)
– « Emma et Gatsby (A la dérive) » (L. Picq)
– « In-folio » (P. Brochier)
– « Trop court! » (E. Chotteau)
– « Un pour tout » (G. Le Moign)
– « Vices impunis » (A. Dubois)

Jury 2023:
– Philippe Aubert de Molay (Lauréat du Prix Corinne Vuillaume)
– Belinda Cannone (Romancière et essayiste)
– Nathalie Fiszman (Éditrice au Seuil)
– Adrien Gombeaud (Journaliste à Les Echos et Positif)
– Léon-Marc Lévy (Directeur de La Cause Littéraire)
– Joëlle Losfeld (Directrice des éditions Joëlle Losfeld)
– Jean Zeid (Chroniqueur à Europe 1)
– Yue Zhuo (Professeure à la Shanghaï University)