LE PETIT JOUR
Texte original signé par Alexandre Comte.
Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2021
Thème imposé : La Fête
Derrière les vitres closes et embuées défilent des champs nus qui éveillent en lui une douloureuse nostalgie. Au loin, une forêt aux abords plus accueillants, l’orée d’un bois profond qui fascine l’enfant, lui fait de l’oeil, l’appelle en chuchotant. Papa tient le volant de la main gauche, sa cigarette avec l’autre, et Gabriel déteste l’odeur de tabac qui envahit la voiture. Il a mal au coeur. Pourtant il pressent qu’un jour il fumera lui aussi — mais les vitres, il les ouvrira grand, et le vent soulagera son coeur. Son « paquet de Malb’ », il dit ça papa, et maman, Gabriel se souvient, avant, ça la faisait rire. Ça veut dire quoi « avant » quand on a six ans ? Gabriel y réfléchit et pense que ça veut dire quelque chose. Quelque chose que les plus grands ne comprennent plus : « avant », c’est… quelque part, ailleurs. Maman crie maintenant, depuis qu’elle se dispute avec papa, parce que « ça l’emmerde », papa, de faire tout ce trajet. « Mais t’as pas honte, c’est le grand jour, le mariage de ta propre soeur », gronde-t-elle avant de fermer les yeux. Papa marmonne encore mais elle ne répond plus. Gabriel sait qu’elle ne dort pas, elle se laisse juste bercer par la route, le bruit-douceur du moteur, les mouvements fluides de la voiture, papa est « un as du volant », et pour ça il ne ment pas, il prend les virages comme on prend dans ses bras…
« Réveille-toi maintenant, dis papa. T’as échappé à la mairie, à l’église, petit chanceux. Mais là, c’est la fête, mon fils — et à la fête, on n’y échappe pas. » Gabriel voudrait faire semblant de dormir encore, mais une main vigoureuse le traine hors de la voiture. Mal réveillé, il panique à la vue de tous ces gens endimanchés, adultes comme enfants, excités maintenant que les formalités sont passées et les festivités prêtes à commencer. Seul son père est habillé comme tous les jours (dans la voiture, maman a crié « tu vas faire tache »). « Va dire bonjour » : Gabriel ne veut pas, il déteste ce rituel, saluer, faire la bise. « Grand-père ! ». Il s’élance vers cet homme au sourire bonhomme qu’il aime plus que tout au monde. Papi ouvre ses bras et Gabriel s’apprête à se jeter dedans, mais une grosse dame intercepte sa course et le marque d’un baiser sonore sur le cou (« je t’ai eu ! », dit-elle en riant fort). Gabriel lui échappe sauvagement, rejoint son grand-père qui lui essuie tendrement la trace du rouge-à-lèvres et jette un regard noir en direction de la femme hilare, et déjà bien pompette. Sa tante vient les rejoindre : la mariée au visage plus pâle encore que sa robe blanche encore immaculée. Gabriel aime bien sa tante, parce qu’elle le traite d’égal à égal, parce qu’elle lui montre sa fragilité sans fausse pudeur. « Gaby, mon chevalier, tu viens à temps pour me sauver », dit-t-elle en rigolant tristement, et elle le serre tendrement contre elle — parce qu’elle sait qu’elle a le droit, elle. Sa poitrine est tendre, plus que celle de papi. Dans la poitrine de papi, il y a une pile pour faire marcher son coeur. La fête a commencé. Les invités se sont dispersés dans le parc du château. Gabriel s’y aventure, attiré par les chemins de traverse bordés d’arbres mal taillés, des boyaux percés, un labyrinthe obscur qu’il explore seul. Un étrange bruit l’alerte, un choc qui se répète. Au détour d’une allée, il tombe sur une nuée d’enfants plus âgés que lui. Ils lancent une bouteille de champagne contre une pierre, avec pour but d’être le premier à la briser. Gabriel s’apprête à fuir l’absurdité de ce jeu, mais un garçon grand et maigre, après avoir raté son tir, lui tend la bouteille. Gabriel parcourt l’assemblée du regard. Il n’y a que des garçons. Ils le regardent. Ils rient. Avec une violence qu’il se découvre, Gabriel jette la bouteille contre la pierre. Le son de sa destruction est pur, et le soleil couchant fait briller les éclats de verre et rougir l’écume du champagne. Le marié déboule alors, son oncle désormais. Son visage empourpré détonne comiquement avec son costume noir. « Mais ça va pas, vous faites quoi là ! ». Ivre, rageur — jaloux — il ne fixe en fait que Gabriel : un duel. Gabriel lui rend son regard. Il n’a pas peur. Il sent une colère dangereuse monter en lui. Contre les enfants qui se sont envolés, et surtout contre cet adulte qui le défie. Silencieux, il s’avance vers lui. « Pour qui tu te prends », balbutie l’oncle, désarmé de toute sa fausse autorité. « Petit con », lâche-t-il avant de fuir l’étrange sourire de Gabriel.
« Papa est bourré », rigole maman. Elle se goinfre de petits fours. « Mais regarde-le danser comme un illuminé », se gausse-t-elle en tirant sur son décolleté pour dégager une plus grande portion de son imposante poitrine. Gabriel détourne le regard. Il cherche grand-père. Les gens mangent et boivent. Les services d’un DJ ont été monnayés pour l’occasion. La danse des sardines fait son effet, beaucoup délaissent leur verre et leur assiette pour rejoindre la piste, son oncle le premier. Gabriel étouffe. Au loin, il voit sa tante pleurer, seule, à l’écart, et il imagine le goût de ses larmes chaudes et salées (comme cette mer du sud où on l’a traîné l’été dernier, et où il a failli se noyer). Il s’apprête à la rejoindre, mais il lui faut traverser la piste. C’est alors que la danse des sardines prend fin, et que le DJ, sentant son public échauffé, balance un son plus rythmé, boum, boum, boum, et Gabriel voit son père tomber puis se relever en riant, à la recherche d’un autre verre. Gabriel avance sur la piste, évite soigneusement les corps désarticulés, une lumière saccadée se déclenche, un stroboscope qui l’hypnotise, et à sa grande surprise, le voilà en train de s’agiter, d’esquisser des pas de danse timides d’abord puis de plus en plus affirmés. Il continue sa traversée en dansant follement, se cognant contre les chairs de gens sans visages. Il croit entendre papi crier : « Gaby ! ». Gabriel perd le contrôle de ses mouvements, c’est agréable, son corps est secoué, agité, il ne voit plus rien maintenant, il sent à peine le goût métallique du sang dans sa bouche, encore moins la douleur. Le bout de langue que le claquement sec de ses dents a découpé net tombe à terre et se fait piétiner par tous les invités. « Gaby ! » entend-il encore, et il distingue mieux grand-père dont le visage a bleui. Tous deux s’effondrent en même temps, première crise d’épilepsie pour l’un, dernière crise cardiaque pour l’autre, et personne, personne ne s’en rend compte, on entend « vive les mariés » et Gabriel voit sa tante traînée vers son mari bourré, et il voudrait, mais il ne peut plus maintenant, la sauver.
Le froid piquant de l’aube et la douleur dans sa bouche chaude l’extirpent d’un sommeil profond. Il est à l’abri des regards, caché sous un buisson dont les épines ont achevé d’ensanglanter ses habits de soirée. Il se sent bien, comme en apnée, dans un silence que le chant des oiseaux rend encore plus solennel. Il se lève, marche vers le château en blessé de guerre, et observe le champ de bataille. La fête a fait des dégâts : tables renversées, corps tombés et toujours endormis, cadavres de bouteilles, petit-fours écrasés, pièce montée envahie de fourmis. Le bruit des ronflements rend la scène encore plus cocasse. Mais le sourire de Gaby disparaît lorsqu’il voit grand-père à terre, silencieux lui, et abandonné — mort confondu avec les porcs. Gabriel caresse la joue froide de papi, le recouvre de son pull, espère, sans y croire, qu’on pourra changer la pile. Sur un canapé, il observe ses parents endormis — papa comme un enfant, enlacé par les bras puissants de maman. Gabriel s’approche, extirpe le paquet de Malb’ de sa veste. Il vide un sac-à-dos qui ne lui appartient pas, y glisse les cigarettes et des restes de nourriture, ouvre et goûte une bouteille de whisky, et décide, malgré un violent haut-le-coeur, de l’emporter aussi. Plus loin, dans une chambre dont la porte est restée ouverte, son oncle est affalé, seul, sur le lit nuptial. Gabriel s’apprête à partir maintenant, à divorcer d’eux. Dehors le vent souffle mais le soleil réchauffe l’air frais. Il le respire à pleins poumons. Il se dirige vers la forêt, en passant par les champs clairs dont l’impudique mélancolie s’est évanouie. Une dernière fois, il entend crier son nom. C’est sa tante aimée, toujours dans sa robe de mariée, qui lui court après, cherche à le rattraper. Il se met à courir plus vite, jusqu’à lui échapper. Fuyard, déserteur, objecteur de conscience, petit homme secoué par le vent, il va rejoindre « avant ». Il a le coeur lourd. Ça veut dire quoi, « avoir le coeur lourd », quand on a bientôt sept ans ? Gabriel y réfléchit, et pense que ça veut dire quelque chose.
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1er Prix (1000 eur): « Le Petit jour » (Alexandre Comte)
2ème Prix (500 eur): « Tapage » (Alice Minier)
Les 7 finalistes:
– « Ivre avant la nuit » (Laëtitia Bartholome)
– « Le Petit jour » (Alexandre Comte)
– « La Part du diable » (Claudine Créac’h)
– « La Promesse » (Caroline Deramond)
– « Ensemble dans le boom » (Marc-Antoine Granier)
– « Dansez maintenant! » (Gaël Le Moign)
– « Tapage » (Alice Minier)
Jury 2021:
– Geoffrey Boulangé (Vidéaste & monteur, Montréal)
– Luc Lagier (Rédacteur en chef « Blow Up », Arte)
– Flore Maille (Prix Corinne Vuillaume 2020)
– Stéphanie Gillard (Documentariste, Etoile SCAM)
– Françoise-Marie Klein (Artiste-peintre)
– Etienne Robial (Editeur & directeur artistique)
– Mathieu Potte-Bonneville (Centre Pompidou)
– Céline Ters (France Culture)