TRAMWAY
Texte original signé par Flore Maille.
Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2020
Thème imposé : Solidarité
La foule compacte glissait sur les rails dans un lent et unique mouvement. A son approche, une ironie m’a mordu aux lèvres et mon cœur s’est gonflé de joie. J’ai observé, immobile, l’entrelacs de corps se stabiliser devant moi et les portes glisser pour laisser entrer, comme un soupir, une chape d’air frais dans les bronches de ce serpent de métal et de chairs. Quelques âmes se sont désolidarisées du groupe, pressant le pas pour rejoindre leurs vies quelque part. J’ai hésité, une poignée de secondes, devant l’immobilité compact de ce mur humain. Repérant un espace confiné et accessible derrière la tige d’acier, je me suis avancé. Trois pas. Les portes se referment. Le géant de verre m’avale. J’ai mis quelques secondes à comprendre qu’il n’y avait pas un bruit. Un délicieux et incongru silence. Ils étaient là, debout, superbes, habillés de sommeil et de préoccupations, murés dans la rigidité de leur corps, et pas un ne s’éparpillait en vaines paroles, en tumultueux ragots, en sempiternels piaillements. J’ai observé une à une leurs gueules fragiles. L’aube, le temps, la nuit et le travail marquent leurs traits d’une grossière patine et voilent de gris leurs yeux déjà cernés. Arrimés à leur barre, écroulés sur leur siège, ils attendent patiemment.
Et moi je me suis vêtu de ce silence. Un insoutenable bonheur a transpercé mon cœur et j’ai contemplé la grâce labile de ces figures tendues. J’ai trouvé beau leurs profils cassés, leurs costumes ridicules, leurs cravates passées. J’ai trouvé beau ces muets que leurs mains ont trahis ; ces taiseux, ces discrets, dont on peut lire le corps. J’ai trouvé belles leurs courbes, leurs brisures et leurs chairs et je me suis fondu dans leurs présences. Mus par le tramway, nous étions unis dans une même silencieuse progression, et j’eus quelques instants la sensation de faire partie d’un tout, d’appartenir à quelque chose.
Le soleil a point, au détour du boulevard, et les hommes ont pris vie comme un doux bruissement. Bâillements, étirements, tressaillements d’endormis, ont rendu à ces lieux leurs beaux fourmillements. Serrés dans leur manteau, les passagers s’extirpaient progressivement de leur sommeil, entrant, sortant, pressés par leurs horaires. J’ai revêtu, comme eux, ma mine sérieuse aux sourcils froncés et serré contre ma poitrine mon attaché case. Brandissant un dossier ou lissant fermement du plat de la main l’épaule de ma chemise, je me donnais à voir, déterminé et dynamique. J’ai compté les vingt-sept arrêts et je suis descendu. J’ai traversé les rails, comme chaque matin, et je les ai longés juste à côté du petit parc à la barrière bleue. A 8h47, la dame aux boucles d’oreilles rouges a surgi du coin de la rue et s’est assise au bout du troisième banc. Au tintement du tram elle s’est levée, a réorganisé en quelques mouvements sa chevelure et m’a poliment souri, constatant probablement, comme toujours, mon extraordinaire ponctualité. Je me suis assis un wagon derrière elle, proche de la fenêtre. Bercé par le ronronnement du métal j’ai observé le frémissement matinal de la partie Est de la ville.
A midi je me suis mêlé à la cohue du déjeuner.
Appréhendant déjà la paresse des après-midi sans fin, je me suis nourri de la beauté tranquille des rives. Le fleuve ondule, bordé de chênes, et la ville épouse ses langoureuses courbes. J’ai déambulé, hagard, et mes pas m’ont ramenés à mon petit jardin. Un merveilleux écrin de paix dans la foisonnante existence citadine. Derrière les hortensias, au bout de l’allée de pavés blancs, un vieux saule pleureur accueille toujours avec sagesse le fracas de mes pensées et la plainte sourde de mon estomac. Les cloches de la cathédrale, au loin, ont annoncé la fin de l’après midi. M’arrachant au silence des arbres, je me suis extirpé de la torpeur de mon attente et j’ai bondi dans le tramway pour rejoindre la cohue des humains. Avide de chair et de chaleur, j’ai regagné la ville pour m’abandonner, seul, à la foule compacte. Les bars fourmillent d’une activité fascinante. Un rien habille les cernes des buveurs les plus tenaces. La lumière, sans doute, et les quelques notes qui coulent sur les hanches, suffisent à lisser ces corps, à magnifier ces figures ; torturés par les jours, sublimés par la nuit. Le rouge aux lèvres, la fièvre aux yeux, ils ondulent aux rythmes barbares de cuivres torturés par l’électronique clinquante. Un mélange de sueur, d’humidité et de musique entoure chaleureusement mon corps. J’ai la sensation de disparaître et d’exister pleinement en même temps. Une cigarette justifie ma solitude, on ne me posera pas de question. Mais moi je vois bien que je suis aussi évanescent que mon tabac, je me consume à petit feu.
Je reprends, comme chaque soir, la dernière ligne du tramway. Je goûte avec délice à ses derniers instants de chaleur. Le métal me réconforte et me sécurise, je sommeille dans les bras des sièges. Le terminus, déjà. Une chape de froid et de lassitude me submerge mais je resserre mon manteau et je remonte la ruelle sans un bruit. Au numéro 247, je pousse délicatement le panneau de bois qui condamne l’entrée. Je me glisse tant bien que mal entre les vielles briques et les tôles, entreposées depuis des années. Mon matelas gît sur quelques cartons. Trois étagères, que j’ai soigneusement bricolées avec quelques planches qui traînaient là, contiennent ce que j’ai de plus précieux. Un recueil de poème de Raymond Queneau, L’instant fatal, mon costume gris anthracite, toujours méticuleusement plié, ma lampe à huile et mon diplôme dans son cadre bleu roi.
Sur le mur, accroché à un clou, jaunit le papier bon marché d’un bout de lettre jadis écrite pour toi et jamais envoyée.
« Petite sœur,
Un jour, nous voyagerons au Vietnam. Nous nous l’étions promis enfant, te souviens-tu ? Je vais retrouver du travail, maman a toujours dit que mon doctorat m’ouvrirait toutes les portes.
J’ai trouvé un appartement abandonné. J’ai dégagé un espace, en poussant les gravats. Je suis sûr que ma piaule te plairait. Elle a le charme bohème que tu aimes tant et certains soirs, la lune surgit entre les tuiles et revêt l’espace d’un halo mystérieux. »
Aujourd’hui je ne me berce plus de cette douce illusion. Je sais que tu ne dois pas venir me voir. Je ne le supporterais pas. Tu détesterais la poussière et les gravats, l’odeur de l’humidité et le froid pénétrant. J’avais dégagé à l’époque quinze mètres carrés. Et aménagé ce qui deviendrait ma piaule pour ses longs mois. Je n’avais pas pensé que je serais si seul, je n’avais pas pensé que je resterais si longtemps, je n’avais pas pensé que je n’arriverais jamais à demander de l’aide. Il m’est moins douloureux de croire que je travaille que de voir que je vis dans la rue. Je n’ai jamais pu quitter les tramways par ce qu’ils sont tout ce qui reste de mon activité. Ils rythment mes jours et mes nuits. Et je ne me résoudrai jamais à abandonner mon rythme. Ce serait accepter mon échec, ce serait me trahir moi même. Je n’affronterai jamais la compassion humide ou hypocrite dans le regard des gens. Je ne quémanderai jamais, à terre devant ces bonnes gens.
Tu te souviens, enfant, comme nous étions choqués de voir des hommes dans la rue. Comme nous étions apeurés de contempler la misère. Désormais je suis ce sale et détestable rebut que nous ne voulions pas voir. Je suis ce mendiant, ce vaurien, ce voyou. Mais personne n’en saura jamais rien. Si tu savais comme j’aimerais hurler mon désespoir, comme j’aimerais frapper, parfois, ces crétins qui ne comprennent pas, et comme j’aimerais, souvent, juste serrer quelqu’un dans mes bras. Je crois devenir fou parce que je suis seul et pourtant chaque jour je croise des milliers de personnes. Je me noie dans une marée humaine, dont la chaleur, pourtant, me tient en vie. Je me brûle à la présence d’autres qui n’ont pas conscience de consumer mon cœur. Je fais corps avec la ville et je disparais. Demain matin, déjà, je ne suis plus sûr d’exister.
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1er Prix: « Tramway » de Flore Maille
2ème Prix: « Sam » de Camille Vergnaud
Finalistes
– « Regards » de Loredana Cabassu
– « Le long chant des rossignols » de Joëlle Foray
– « Le mendiant aux yeux bleus » d’Arthur Hannoun
– « Solidarité passagère » d’Anton Likiernik
– « Tramway » de Flore Maille
– « Un ciel infini » de Marie Testu
– « Sam » de Camille Vergnaud
Le Jury 2020
– Jean-Luc Antonucci (Architecte DPLG et MCF à l’Ensav)
– Clélia Cohen (Journaliste à Arte, Libé et Vanity Fair)
– Diphy Marianni (Réalisatrice à France Culture)
– Elisa de Halleux (Conservatrice au Musée d’art de Genève)
– Aurelie Lévy (Auteure aux éditions Plon et documentariste)
– Pierre-Julien Marest (Fondateur des éditions Marest)
– Dorian Masson (Auteur et Lauréat du Prix 2019)
– Éric Verat (Auteur, scénariste et enseignant au CEEA)