LE GUIDE DU MUSÉE
Texte original signé par Hortense Regnaut.
Nouvelle Lauréate du Prix Corinne Vuillaume 2024
Thème imposé : Au Musée !
Il en est des rencontres comme des pluies de météorites ; certaines passent loin au-dessus de la tête, d’autres bouleversent tout sur leur passage. Et nulle rencontre n’est plus bouleversante que celle avec le guide du musée de Tarcan-sur-Marne.
Le guide est au musée depuis si longtemps qu’il en est devenu un des éléments immuables, autant que les pièces des collections permanentes. On le voit rarement hors du bâtiment, quoiqu’on peut l’apercevoir la nuit, se promener le long de la Marne pour ne rentrer qu’au petit matin. Personne ne sait s’il a une maison ou une famille qui l’attend. Il dort généralement au musée ; il a un coin à lui dans les parties administratives. Trois directeurs se sont déjà succédés sans qu’aucun n’ait osé le démettre de ses fonctions. À l’ère des réseaux sociaux, il est même devenu une attractivité à part entière, qui déplace, sinon des foules, des grappes entières d’insta-curieux.
Il faut dire que c’est un personnage singulier. Il s’assoupit régulièrement à son poste, on le retrouve souvent avachi sur le fauteuil Louis IX. Et quand il est réveillé, il ne peut s’empêcher de se pavaner en lustrant ses moustaches devant les visiteurs. Tout le monde en convient cependant : quelles belles moustaches ! Longues, noires, très fines, rectilignes. Elles dépassent de part et d’autre de ses joues, et bougent de haut en bas quand il baille. Avec lui, pas d’horaires fixes, ni de visites de groupe. Chaque tour est unique, on ne voit jamais les mêmes œuvres et la durée varie selon son humeur. Le guide repère le visiteur qui en a besoin, il l’approche de sa démarche chaloupée, l’intime de le suivre et l’entraîne de salle en salle, faisant fi de toute signalétique et d’ordre de visite. La première fois, on est tenté de l’envoyer valser. Mais ce serait une erreur, d’ailleurs, il revient immanquablement à la charge. Le visiteur élu finit toujours par se laisser conduire, suivant le son de la clochette que le guide porte sur lui pour attirer l’attention.
Les musées renferment des fragments d’époques qui résonnent chacun d’un timbre unique. Tout l’enjeu réside dans la recherche de l’harmonie entre ces fragments, condition à laquelle le visiteur suivra le cours d’une rivière mélodieuse qui relie l’antique au contemporain, l’histoire de la connaissance et la connaissance de l’histoire, l’art, la science et l’étrange. Cette musique muette des musées est ce qui provoque le tumulte d’émotions chez les visiteurs, emportés malgré eux dans les remous du torrent harmonique.
La mélodie qui berce le musée de Tarcan-sur-Marne est, sinon atroce, passablement discordante, car il abrite pêle-mêle une collection hétéroclite, sans lignes directrices claires. Les antiquités sont exposées dans la première salle, la deuxième salle est partagée entre le Moyen-Age et la Renaissance, et la troisième salle : le XXème siècle, les collections temporaires et les inclassables.
Cette cacophonie de la mémoire collective humaine, l’essence des musées la rend sélective, car il faut bien choisir quelle pièce sera exposée, quel timbre viendra enrichir l’orchestre. À Tarcan-sur-Marne, la dissonance vient en partie du processus opaque d’acquisition. Une sculpture, réalisée par l’ex-femme du directeur, était, jusqu’au changement de direction, exposée dans la salle des Antiquités, sans que personne ne s’en émeuve. Si le musée passe entre les mailles du filet du Ministère de la Culture, un garde-fou réside heureusement dans la personne du guide. Quand une nouvelle œuvre apparaît dans son musée, il l’examine de très longues heures, penchant la tête tantôt à gauche, tantôt à droite, ses longues moustaches bougeant au gré de ses mimiques. J’ai eu la joie de pouvoir l’observer pendant cet exercice, et c’est un délice de le voir travailler. Il observe l’objet sous toutes ses coutures, laissant échapper des petits bruits appréciatifs et des claquements involontaires de mâchoires. Il s’approche et se recule, ses pupilles se rétractent de concentration. Il renifle deux, trois fois, on ne sait jamais ce qu’on peut apprendre grâce à l’odorat, puis il fait un pas de côté. La lumière est différente sous cet angle, alors il observe un peu plus. Il tourne autour de l’acquisition, la jaugeant de toutes les perspectives. Quand cela lui est possible, il s’assoit sur l’objet lui-même, et s’installe confortablement en remuant son corps pour vérifier l’authenticité de la chose. Caché par un pan de mur, le directeur épie son méticuleux manège, anxieux à l’idée qu’il puisse y trouver à redire. Si les résultats sont positifs, le guide repart dans les méandres du musée, laissant le directeur dans l’ombre soupirer de soulagement et sourire de satisfaction.
À date, une seule œuvre a été recalée. Une peinture représentant Aphrodite comme jamais auparavant : elle était habillée. Une œuvre si audacieuse que le directeur n’avait pas hésité à dépenser un budget conséquent pour l’acquérir, avant de l’exposer en pièce maîtresse. Mais elle ne fut pas jugée digne du musée. À l’heure d’ouverture, on retrouva le tableau lacéré, le guide encore en train de s’acharner dessus. Le directeur entra dans une rage monstrueuse. Il renvoya le profanateur sans préavis et sans tenir compte de ses protestations. Le guide tenta par tous les moyens de conserver son poste et ce qui était devenu son domicile. Des jours durant, on le vit marcher de long en large en se plaignant à grands cris devant les portes du musée qui lui restaient closes. En se glissant avec le flot de visiteurs qui venaient en groupe, il réussit plusieurs fois à entrer, mais pour chaque intrusion réussie, le vigile l’attrapa par la peau du cou et l’expulsa sans ménagement. La restauratrice de tableaux embauchée par le directeur promit qu’elle ferait ce qu’elle pourrait, mais que le résultat n’était pas garanti. Plusieurs semaines passèrent avant qu’elle ne rappelle le musée pour annoncer entre deux éclats de rire que la peinture datait de 2015, et que le directeur, qui eut besoin d’une chaise en voyant la facture, s’était fait avoir. Le guide fut réhabilité sur-le-champ, et son jugement ne fut plus jamais remis en question.
La première fois que j’ai visité le musée de Tarcan-sur-Marne, il pleuvait. La dame à l’accueil m’a fait remarquer que ce n’était pas un hall de gare. Avec un dernier regard vers le déluge, j’ai sorti mon portefeuille en grommelant. Je suis entrée dans la première salle, j’ai cherché un siège, n’en ai trouvé aucun, et j’ai grommelé de plus belle, debout. C’est alors que je l’ai vu. Il était assis par terre. Il ne semblait pas s’en émouvoir. Nos yeux se sont croisés. Ses longues moustaches ont vibré, il s’est levé. Étrangement, mon irritation s’est évanouie. Mon visage s’est spontanément éclairé d’un sourire. Il s’est lentement dirigé vers moi, de sa démarche délicate et silencieuse, et je me souviens m’être fait la réflexion que malgré un embonpoint conséquent, il avait le pas incroyablement léger. J’ai tenté de le repousser, mais il m’a tourné autour. Sans ciller, il s’est penché vers moi. Son regard vif et inquisiteur m’a transpercée, j’ai eu l’impression que ses yeux verts lisaient mon âme. Il s’est ensuite détourné et s’est posté devant une statue. Il s’est retourné et m’a regardée. Il a fait des allers-retours avec ses yeux entre la statue et moi. J’ai fini par le suivre pour regarder cet objet de plus près.
Je ne saurais décrire les émotions que la sculpture m’a fait ressentir. Ce que je peux dire, c’est que je suis restée longtemps à la contempler, sans penser à quoi que ce soit. Le guide ne m’a pas quittée, me laissant méditer tout mon soûl. Puis, il m’a effleurée, et je suis revenue à moi. Il m’a conduite, dans un ordre que j’ai cru aléatoire, mais que je sais désormais être savamment étudié, devant plusieurs œuvres. À chaque fois, j’ai ressenti cette sensation de plénitude. Sans que je ne m’en rende compte, il a disparu. Le tour était fini.
Depuis, je visite régulièrement le musée de Tarcan-sur-Marne. Quand le guide me fait l’honneur d’un tour, je me soumets à sa sagesse. Sa présence, tout autant que les œuvres, m’apaise.
— Taxi !
Mes rêveries s’interrompent. D’un coup, le guide relève la tête, la clochette de son collier tinte. Moustaches vers le haut, il saute du meuble sur lequel il ronronnait et trottine vivement vers la voix.
— Je ne savais pas qu’il s’appelait Taxi, dis-je à l’employée qui dépose un bol de croquettes sur lequel se jette goulument le guide.
— Hein ? Ah. Oui, on ne sait pas vraiment d’où il vient, et on n’a jamais réussi à le faire partir. On a dû lui trouver un nom.
— Pourquoi « Taxi » ?
— Quelqu’un a fait remarquer qu’il emmenait les gens exactement là où ils devaient être, alors…
L’employée a un haussement d’épaules avant de repartir, tandis que le guide du musée de Tarcan-sur-Marne, repu, s’en va se faire les griffes sur la peinture d’Aphrodite restaurée, qu’on a gardée exprès pour lui.
***
1er Prix (1000 eur): « Le guide du Musée » (Hortense Regnaut)
2ème Prix (500 eur): « La Visite » (Camille Doucet)
Les 7 finalistes:
– « Le guide du musée » (Hortense Regnaut)
– « Patrimoine national » (Anne Jonchery)
– « Retour au pays » (Benjamin Salley)
– « Salaï » (Julianne Roussel)
– « Va au musée » (Marie-Bernard Goepfert)
– « La visite » (Camille Doucet)
– « Le vrai du faux » (Pauline Beaumont)
Jury 2024:
– Jean-Louis Andral (directeur du Musée Picasso d’Antibes)
– Joëlle Arches (directrice du Musée Goya)
– Séverine Danflous (romancière et critique)
– Quentin Lafay (auteur et producteur à France Culture)
– Christophe Le Maux (lauréat de la 7ème édition)
– Christian Rolot (professeur de lettres émérite à Montpellier III)
– Noémie Roussel (responsable éditorial numérique à France Télévisions)
– Giusy Pisano (professeure ENS Louis Lumière et Sorbonne Nouvelle)